Peu de temps apr\\u00e8s mon arriv\\u00e9e \\u00e0 Paris il y a une vingtaine d\\u2019ann\\u00e9es, un matin o\\u00f9 je voulais faire un footing, je suis parti du parvis devant Notre-Dame, puis j\\u2019ai travers\\u00e9 le Pont Neuf pour acc\\u00e9der \\u00e0 la rive droite. Dans le quartier des Halles, c\\u0153ur historique de la capitale, je suis tomb\\u00e9 par hasard sur un restaurant local authentique, au nom surprenant\\u00a0: \\u00ab\\u00a0Au Pied de Cochon\\u00a0\\u00bb.<\\/p>
J\\u2019ai alors interrog\\u00e9 mon professeur de fran\\u00e7ais\\u00a0: \\u00ab\\u00a0Les Fran\\u00e7ais mangent aussi du pied de cochon\\u00a0?\\u00a0\\u00bb Mon professeur a souri et m\\u2019a r\\u00e9pondu\\u00a0: \\u00ab\\u00a0Bien s\\u00fbr, la cuisine fran\\u00e7aise ne peut pas rivaliser avec la cuisine chinoise pour ce qui est de la diversit\\u00e9 des ingr\\u00e9dients, mais nous autres Fran\\u00e7ais, nous sommes les champions incontestables dans la cat\\u00e9gorie \\u201ccuisine occidentale\\u201d et nous mangeons des aliments de toutes sortes.\\u00a0\\u00bb<\\/p>
Peu de temps apr\\u00e8s, mon professeur m\\u2019a emmen\\u00e9 dans ce restaurant justement pour que nous y d\\u00e9gustions du pied de cochon. En entr\\u00e9e, j\\u2019ai command\\u00e9 une salade de l\\u00e9gumes\\u00a0; pour le plat principal, bien entendu, j\\u2019ai choisi du pied de cochon r\\u00f4ti \\u00e0 la fran\\u00e7aise, servi avec des frites maison et des endives en accompagnement. Le pied de cochon, roussi \\u00e0 l\\u2019ext\\u00e9rieur et tendre \\u00e0 l\\u2019int\\u00e9rieur, \\u00e9tait vraiment d\\u00e9licieux. Apr\\u00e8s quoi, nous avons encore mang\\u00e9 du fromage et fini le repas par un caf\\u00e9.<\\/p>
\\u00c0 ce moment-l\\u00e0, je me faisais la r\\u00e9flexion suivante\\u00a0: pourquoi les Chinois ne consomment-ils pas de la nourriture chinoise selon ce mod\\u00e8le de plats individuels\\u00a0? D\\u2019une part, cela \\u00e9viterait le gaspillage\\u00a0; et d\\u2019autre part, cela permettrait de freiner efficacement la propagation des virus et autres maladies infectieuses.<\\/p>
Par la suite, j\\u2019ai d\\u00e9couvert au fur et \\u00e0 mesure que les restaurants chinois implant\\u00e9s en Europe ont tr\\u00e8s t\\u00f4t \\u00e9t\\u00e9 adapt\\u00e9s aux habitudes locales. Ils servent normalement des plats individuels en suivant l\\u2019ordonnancement d\\u2019un repas tel que l\\u2019exige la tradition fran\\u00e7aise. Dans les familles de Chinois ayant \\u00e9migr\\u00e9 en Europe, ils se conforment de la m\\u00eame fa\\u00e7on aux coutumes locales. \\u00c0 la maison, chacun mange uniquement dans son assiette. La seule diff\\u00e9rence \\u00e9tant qu\\u2019\\u00e0 c\\u00f4t\\u00e9 du couteau et de la fourchette, vous trouverez probablement une paire de baguettes.<\\/p>
Nourriture rime avec culture. La gastronomie et l\\u2019art de la table renvoient \\u00e0 l\\u2019histoire d\\u2019une nation et \\u00e0 l\\u2019\\u00e9volution d\\u2019une civilisation. Par cons\\u00e9quent, le choix de servir des plats individuels ou collectifs ne proc\\u00e8de pas des aliments que l\\u2019on mange, mais de l\\u2019atmosph\\u00e8re culturelle dans laquelle on mange.<\\/p>
Depuis des d\\u00e9cennies, la question des plats individuels revient de temps \\u00e0 autre au sein de la population chinoise. Et dans les restaurants haut de gamme, depuis un bon bout de temps, il est d\\u00e9j\\u00e0 commun de mettre \\u00e0 disposition des baguettes et cuill\\u00e8res r\\u00e9serv\\u00e9es au service, pour \\u00e9viter que chacun se serve directement dans le plat avec ses baguettes.<\\/p>
Toutefois, il \\u00e9tait difficile de bousculer les codes ancr\\u00e9s dans la forte culture culinaire traditionnelle chinoise\\u00a0: par exemple, faire tourner les plats pour que chacun se serve directement et se lever pour trinquer avec chaque invit\\u00e9 autour de la table sont des comportements qui contribuent \\u00e0 l\\u2019esprit de camaraderie. Mais \\u00e0 compter de l\\u2019apparition du COVID-19, l\\u2019id\\u00e9e des plats individuels a \\u00e9t\\u00e9 remise au go\\u00fbt du jour.\\n<\\/p>
Quels obstacles au syst\\u00e8me des plats individuels en Chine\\u00a0?<\\/p>
Quand on y pense, que ce soit dans les tribus antiques ou dans des r\\u00e9gions pauvres d\\u2019aujourd\\u2019hui o\\u00f9 les denr\\u00e9es alimentaires se font rares, tous les plats sont servis individuellement. Cette fa\\u00e7on de faire s\\u2019est instaur\\u00e9e naturellement. C\\u2019est un moyen de garantir une r\\u00e9partition de la nourriture relativement \\u00e9quitable et d\\u2019assurer la continuit\\u00e9 de l\\u2019ethnie.<\\/p>
En revanche, le syst\\u00e8me chinois de mise en commun des plats est l\\u2019aboutissement du d\\u00e9veloppement, jusqu\\u2019\\u00e0 un certain stade, d\\u2019une civilisation vivant en soci\\u00e9t\\u00e9, ainsi que le r\\u00e9sultat de l\\u2019influence exerc\\u00e9e graduellement par la culture confuc\\u00e9enne. Le confucianisme affirme que \\u00ab\\u00a0tout rituel dans les activit\\u00e9s alimentaires est le d\\u00e9but de code de comportement\\u00a0\\u00bb. Il avance un concept de classes diff\\u00e9renciant \\u00ab\\u00a0le chef et ses ministres, les personnes \\u00e2g\\u00e9es et les jeunes, les nobles et les gens humbles\\u00a0\\u00bb. Ces classes avaient notamment pour fonction d\\u2019\\u00e9tablir une hi\\u00e9rarchie, avec des groupes de diff\\u00e9rents niveaux, applicable \\u00e0 certains th\\u00e8mes comme l\\u2019alimentation. L\\u2019\\u00e9galit\\u00e9 se refl\\u00e9tait au sein du groupe, mais il existait une grande in\\u00e9galit\\u00e9 entre chaque groupe.<\\/p>
Sous la dynastie des Tang (618-907), chez les classes sup\\u00e9rieures, l\\u2019objectif du repas n\\u2019\\u00e9tait plus simplement de remplir son ventre\\u00a0: outre tous les sens rituels qui y \\u00e9taient associ\\u00e9s, c\\u2019\\u00e9tait l\\u2019occasion de boire en groupe pour le plaisir, de se d\\u00e9lecter de mets exquis, d\\u2019\\u00e9changer des traits d\\u2019esprit et de faire preuve de courtoisie.<\\/p>
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Ajoutons que les Chinois accordent de l\\u2019importance au savoir-vivre. C\\u2019est \\u00e0 table qu\\u2019ils laissent s\\u2019exprimer leurs sentiments familiaux, amicaux et amoureux. \\u00c9galement, bon nombre de contrats professionnels et d\\u2019affaires se concr\\u00e9tisent autour de la table. M\\u00eame les diff\\u00e9rends et les ressentiments peuvent rentrer dans l\\u2019ordre autour d\\u2019un bon repas. En d\\u00e9coule la culture chinoise unique qui entoure la nourriture, l\\u2019alcool et le th\\u00e9.<\\/p>
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Tournant amorc\\u00e9 par le COVID-19<\\/p>
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Le passage aux plats individuels s\\u2019\\u00e9tant effectu\\u00e9 du jour au lendemain dans les lieux de restauration publics, nous devons bien entendu attendre voir si cette pratique sera maintenue \\u00e0 l\\u2019avenir. N\\u2019oublions pas qu\\u2019au sein des foyers chinois, il demeure inenvisageable de servir chaque assiette individuellement, parce qu\\u2019\\u00e0 la maison, la transmission peut avoir lieu par voie buccale, mais pas que. Par ailleurs, la ma\\u00eetresse de maison, d\\u00e9j\\u00e0 affair\\u00e9e toute la journ\\u00e9e, sera certainement r\\u00e9ticente \\u00e0 cet ajout d\\u2019assiettes \\u00e0 nettoyer.<\\/p>
*WANG WEI est chercheur associ\\u00e9 \\u00e0 l\\u2019Institut d\\u2019\\u00e9conomie et de politique du monde relevant de l\\u2019Acad\\u00e9mie des sciences sociales de Chine.<\\/p><\\/section><\\/article>\",\"copyright\":{\"name\":2,\"url\":\"\"},\"cover\":\"\\/\\/img-rs.huanqiucdn.cn\/dp\/api\/files\\/image\\/634281ab3487c6924095a3e1257dcc72c5.jpg\",\"ctime\":1647430141704,\"editor\":{\"email\":\"wangyiting@huanqiu.com\",\"name\":\" \\u738b\\u6021\\u5a77\"},\"ext-aid1712\":\"a-XEP5B22ACB6EA946A318AE\",\"ext-xtime\":1594952158000,\"filter_by_search\":1,\"fingerprint\":{\"s0\":\"67d2\",\"s1\":\"9c4a\",\"s2\":\"56f9\",\"s3\":\"e5f2\"},\"flow\":\"fl0q28ung\",\"isdeleted\":false,\"keyboarder\":{\"email\":\"td@visitbeijing.com.cn\",\"name\":\"migrate\"},\"keywords\":[\"plats individuels\"],\"lang\":\"fr\",\"log\":[{\"action\":\"change user fields\",\"agent\":\"dpevcuno3d2\",\"data\":[{\"field\":\"state\",\"value\":\"0\"}],\"time\":1647870664362,\"user\":\"\"},{\"action\":\"change user fields\",\"agent\":\"cbevcuoc7ht\",\"data\":[{\"field\":\"step\",\"value\":\"\\\"l0q28kcm\\\"\"}],\"time\":1647870663337,\"user\":\"\"},{\"action\":\"create new version\",\"agent\":\"\",\"time\":1647870662263,\"user\":\"Data Migrate\"}],\"prever\":\"8xxitw8x\",\"source\":{\"name\":\"La Chine au pr\\u00e9sent\",\"url\":\"\"},\"state\":5,\"step\":\"l0q28sml\",\"subtitle\":\"\",\"summary\":\"La Chine se mettra-t-elle aux plats individuels \\u00e0 l\\u2019avenir ?\",\"tags\":[\"Nouvelles\",\"index7\",\"index1\",\"Culture chinoise\"],\"title\":\"La Chine se mettra-t-elle aux plats individuels \\u00e0 l\\u2019avenir ?\",\"typedata\":{\"audio\":{\"members\":[]},\"gallery\":{\"members\":[{\"desc\":null,\"height\":0,\"id\":null,\"mime\":null,\"size\":0,\"url\":\"\\/\\/img-rs.huanqiucdn.cn\/dp\/api\/files\\/image\\/634281ab3487c6924095a3e1257dcc72c5.jpg\",\"width\":0},{\"desc\":null,\"height\":0,\"id\":null,\"mime\":null,\"size\":0,\"url\":\"\\/\\/img-rs.huanqiucdn.cn\/dp\/api\/files\\/image\\/a826b981151a8092695e72e6ecd0a684c5.jpg\",\"width\":0}]},\"video\":{\"members\":[]}},\"utime\":1647870662263,\"ver\":\"8y4t3s1g\",\"verdead\":false,\"vflag\":\"3\",\"labels\":[],\"_cbevcuoc7ht_approval_operator\":[],\"_cbevcuoc7ht_approval_status\":0,\"_cbevcuoc7ht_approval_time\":0,\"_cbevcuoc7ht_approval_user\":[],\"_cbevcuoc7ht_sword\":\"\",\"ext-defertime\":0}";
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La Chine se mettra-t-elle aux plats individuels à l’avenir ?
2020-07-17
Peu de temps après mon arrivée à Paris il y a une vingtaine d’années, un matin où je voulais faire un footing, je suis parti du parvis devant Notre-Dame, puis j’ai traversé le Pont Neuf pour accéder à la rive droite. Dans le quartier des Halles, cœur historique de la capitale, je suis tombé par hasard sur un restaurant local authentique, au nom surprenant : « Au Pied de Cochon ».
J’ai alors interrogé mon professeur de français : « Les Français mangent aussi du pied de cochon ? » Mon professeur a souri et m’a répondu : « Bien sûr, la cuisine française ne peut pas rivaliser avec la cuisine chinoise pour ce qui est de la diversité des ingrédients, mais nous autres Français, nous sommes les champions incontestables dans la catégorie “cuisine occidentale” et nous mangeons des aliments de toutes sortes. »
Peu de temps après, mon professeur m’a emmené dans ce restaurant justement pour que nous y dégustions du pied de cochon. En entrée, j’ai commandé une salade de légumes ; pour le plat principal, bien entendu, j’ai choisi du pied de cochon rôti à la française, servi avec des frites maison et des endives en accompagnement. Le pied de cochon, roussi à l’extérieur et tendre à l’intérieur, était vraiment délicieux. Après quoi, nous avons encore mangé du fromage et fini le repas par un café.
À ce moment-là, je me faisais la réflexion suivante : pourquoi les Chinois ne consomment-ils pas de la nourriture chinoise selon ce modèle de plats individuels ? D’une part, cela éviterait le gaspillage ; et d’autre part, cela permettrait de freiner efficacement la propagation des virus et autres maladies infectieuses.
Par la suite, j’ai découvert au fur et à mesure que les restaurants chinois implantés en Europe ont très tôt été adaptés aux habitudes locales. Ils servent normalement des plats individuels en suivant l’ordonnancement d’un repas tel que l’exige la tradition française. Dans les familles de Chinois ayant émigré en Europe, ils se conforment de la même façon aux coutumes locales. À la maison, chacun mange uniquement dans son assiette. La seule différence étant qu’à côté du couteau et de la fourchette, vous trouverez probablement une paire de baguettes.
Nourriture rime avec culture. La gastronomie et l’art de la table renvoient à l’histoire d’une nation et à l’évolution d’une civilisation. Par conséquent, le choix de servir des plats individuels ou collectifs ne procède pas des aliments que l’on mange, mais de l’atmosphère culturelle dans laquelle on mange.
Depuis des décennies, la question des plats individuels revient de temps à autre au sein de la population chinoise. Et dans les restaurants haut de gamme, depuis un bon bout de temps, il est déjà commun de mettre à disposition des baguettes et cuillères réservées au service, pour éviter que chacun se serve directement dans le plat avec ses baguettes.
Toutefois, il était difficile de bousculer les codes ancrés dans la forte culture culinaire traditionnelle chinoise : par exemple, faire tourner les plats pour que chacun se serve directement et se lever pour trinquer avec chaque invité autour de la table sont des comportements qui contribuent à l’esprit de camaraderie. Mais à compter de l’apparition du COVID-19, l’idée des plats individuels a été remise au goût du jour.
Quels obstacles au système des plats individuels en Chine ?
Quand on y pense, que ce soit dans les tribus antiques ou dans des régions pauvres d’aujourd’hui où les denrées alimentaires se font rares, tous les plats sont servis individuellement. Cette façon de faire s’est instaurée naturellement. C’est un moyen de garantir une répartition de la nourriture relativement équitable et d’assurer la continuité de l’ethnie.
En revanche, le système chinois de mise en commun des plats est l’aboutissement du développement, jusqu’à un certain stade, d’une civilisation vivant en société, ainsi que le résultat de l’influence exercée graduellement par la culture confucéenne. Le confucianisme affirme que « tout rituel dans les activités alimentaires est le début de code de comportement ». Il avance un concept de classes différenciant « le chef et ses ministres, les personnes âgées et les jeunes, les nobles et les gens humbles ». Ces classes avaient notamment pour fonction d’établir une hiérarchie, avec des groupes de différents niveaux, applicable à certains thèmes comme l’alimentation. L’égalité se reflétait au sein du groupe, mais il existait une grande inégalité entre chaque groupe.
Sous la dynastie des Tang (618-907), chez les classes supérieures, l’objectif du repas n’était plus simplement de remplir son ventre : outre tous les sens rituels qui y étaient associés, c’était l’occasion de boire en groupe pour le plaisir, de se délecter de mets exquis, d’échanger des traits d’esprit et de faire preuve de courtoisie.
Aujourd’hui, tout le monde se réunit autour d’une table pour boire et manger ensemble selon ses désirs. Il n’est plus question de manger simplement pour se restaurer : la nourriture est surtout un vecteur de lien social. C’est un moyen de retrouver de vieux amis, de faire de nouvelles connaissances, de célébrer des événements, de se détendre (physiquement et mentalement) et de consolider ses relations avec autrui.
Les plats eux-mêmes sont également plus adaptés au partage : il serait dommage de servir par portion individuelle le porc Dongpo et les « têtes de lion » (boulettes de viande cuite) ; le « poisson écureuil » (fameux plat dans la cuisine du Jiangsu), s’il n’était pas servi dans un plat collectif posé au milieu de la table, serait divisé en petits morceaux. Cela ne gâcherait-il pas tout le plaisir visuel des convives, tout en profanant le savoir-faire des grands chefs ?
Ajoutons que les Chinois accordent de l’importance au savoir-vivre. C’est à table qu’ils laissent s’exprimer leurs sentiments familiaux, amicaux et amoureux. Également, bon nombre de contrats professionnels et d’affaires se concrétisent autour de la table. Même les différends et les ressentiments peuvent rentrer dans l’ordre autour d’un bon repas. En découle la culture chinoise unique qui entoure la nourriture, l’alcool et le thé.
Puis tout à coup, nous avons entendu que pour empêcher la transmission de la maladie par voie buccale, les Chinois devraient adopter la pratique des plats individuels. Mais à quel point cette recommandation a-t-elle convaincu la population ?
Tournant amorcé par le COVID-19
En fait, au cours des derniers mois, le peuple chinois a soudainement changé ses habitudes alimentaires. Tout comme, au début de l’année, tous les habitants ont soudainement porté des masques et ont commencé à se laver les mains de manière compulsive.
Avec l’abaissement des niveaux d’alerte face à l’épidémie sur tout le territoire chinois, l’industrie de la restauration a repris sans tarder. À Beijing, dès le mois de mai, certains week-ends, il est arrivé que les gens fassent la queue devant de célèbres restaurants dans les centres commerciaux ou peinent à trouver une place sur les parkings. Mais notons qu’en seulement quelques mois, bien que nous soyons encore loin du système occidental de plats individuels, des baguettes et cuillères destinées exclusivement au service ont rapidement trouvé leur place sur toutes les tables des restaurants, et les clients ont consciencieusement appliqué les règles d’hygiène préconisées. C’est un progrès qui va probablement même au-delà des attentes de ceux qui ont toujours prêché en faveur d’un service à l’assiette. Le modèle de « repas partagé » des Chinois, décrié depuis plus d’un siècle, a été réformé en un court laps de temps, sous la menace d’une contagion par le virus. Et il est extrêmement rare qu’une nouvelle décision fasse ainsi l’unanimité, aussi bien auprès des hauts fonctionnaires que des gens ordinaires.
Nous pouvons imaginer qu’un jour, peut-être, les Chinois agiront comme les Français. Ils délaisseront leur table ronde pour s’asseoir à une longue table rectangulaire. Chacun mangera un plat froid en entrée et un plat chaud en plat principal, que ce soit à la maison ou au restaurant. Ils siroteront de l’alcool ou du thé lentement, en dégustant des mets délicats et en bavardant librement. Et tous prêteront attention à l’hygiène et à la santé, ainsi qu’au non-gaspillage. Alors, d’un côté, la fonction sociale d’échanges et de partage des émotions sera pleinement préservée ; et de l’autre, la table ne sera plus emplie de gâchis de nourriture après le départ des convives.
Le passage aux plats individuels s’étant effectué du jour au lendemain dans les lieux de restauration publics, nous devons bien entendu attendre voir si cette pratique sera maintenue à l’avenir. N’oublions pas qu’au sein des foyers chinois, il demeure inenvisageable de servir chaque assiette individuellement, parce qu’à la maison, la transmission peut avoir lieu par voie buccale, mais pas que. Par ailleurs, la maîtresse de maison, déjà affairée toute la journée, sera certainement réticente à cet ajout d’assiettes à nettoyer.
*WANG WEI est chercheur associé à l’Institut d’économie et de politique du monde relevant de l’Académie des sciences sociales de Chine.