La Chine se mettra-t-elle aux plats individuels à l’avenir ?

2020-07-17

Peu de temps après mon arrivée à Paris il y a une vingtaine d’années, un matin où je voulais faire un footing, je suis parti du parvis devant Notre-Dame, puis j’ai traversé le Pont Neuf pour accéder à la rive droite. Dans le quartier des Halles, cœur historique de la capitale, je suis tombé par hasard sur un restaurant local authentique, au nom surprenant : « Au Pied de Cochon ».

J’ai alors interrogé mon professeur de français : « Les Français mangent aussi du pied de cochon ? » Mon professeur a souri et m’a répondu : « Bien sûr, la cuisine française ne peut pas rivaliser avec la cuisine chinoise pour ce qui est de la diversité des ingrédients, mais nous autres Français, nous sommes les champions incontestables dans la catégorie “cuisine occidentale” et nous mangeons des aliments de toutes sortes. »

Peu de temps après, mon professeur m’a emmené dans ce restaurant justement pour que nous y dégustions du pied de cochon. En entrée, j’ai commandé une salade de légumes ; pour le plat principal, bien entendu, j’ai choisi du pied de cochon rôti à la française, servi avec des frites maison et des endives en accompagnement. Le pied de cochon, roussi à l’extérieur et tendre à l’intérieur, était vraiment délicieux. Après quoi, nous avons encore mangé du fromage et fini le repas par un café.

À ce moment-là, je me faisais la réflexion suivante : pourquoi les Chinois ne consomment-ils pas de la nourriture chinoise selon ce modèle de plats individuels ? D’une part, cela éviterait le gaspillage ; et d’autre part, cela permettrait de freiner efficacement la propagation des virus et autres maladies infectieuses.

Par la suite, j’ai découvert au fur et à mesure que les restaurants chinois implantés en Europe ont très tôt été adaptés aux habitudes locales. Ils servent normalement des plats individuels en suivant l’ordonnancement d’un repas tel que l’exige la tradition française. Dans les familles de Chinois ayant émigré en Europe, ils se conforment de la même façon aux coutumes locales. À la maison, chacun mange uniquement dans son assiette. La seule différence étant qu’à côté du couteau et de la fourchette, vous trouverez probablement une paire de baguettes.

Nourriture rime avec culture. La gastronomie et l’art de la table renvoient à l’histoire d’une nation et à l’évolution d’une civilisation. Par conséquent, le choix de servir des plats individuels ou collectifs ne procède pas des aliments que l’on mange, mais de l’atmosphère culturelle dans laquelle on mange.

Depuis des décennies, la question des plats individuels revient de temps à autre au sein de la population chinoise. Et dans les restaurants haut de gamme, depuis un bon bout de temps, il est déjà commun de mettre à disposition des baguettes et cuillères réservées au service, pour éviter que chacun se serve directement dans le plat avec ses baguettes.

Toutefois, il était difficile de bousculer les codes ancrés dans la forte culture culinaire traditionnelle chinoise : par exemple, faire tourner les plats pour que chacun se serve directement et se lever pour trinquer avec chaque invité autour de la table sont des comportements qui contribuent à l’esprit de camaraderie. Mais à compter de l’apparition du COVID-19, l’idée des plats individuels a été remise au goût du jour.

Quels obstacles au système des plats individuels en Chine ?

Quand on y pense, que ce soit dans les tribus antiques ou dans des régions pauvres d’aujourd’hui où les denrées alimentaires se font rares, tous les plats sont servis individuellement. Cette façon de faire s’est instaurée naturellement. C’est un moyen de garantir une répartition de la nourriture relativement équitable et d’assurer la continuité de l’ethnie.

En revanche, le système chinois de mise en commun des plats est l’aboutissement du développement, jusqu’à un certain stade, d’une civilisation vivant en société, ainsi que le résultat de l’influence exercée graduellement par la culture confucéenne. Le confucianisme affirme que « tout rituel dans les activités alimentaires est le début de code de comportement ». Il avance un concept de classes différenciant « le chef et ses ministres, les personnes âgées et les jeunes, les nobles et les gens humbles ». Ces classes avaient notamment pour fonction d’établir une hiérarchie, avec des groupes de différents niveaux, applicable à certains thèmes comme l’alimentation. L’égalité se reflétait au sein du groupe, mais il existait une grande inégalité entre chaque groupe.

Sous la dynastie des Tang (618-907), chez les classes supérieures, l’objectif du repas n’était plus simplement de remplir son ventre : outre tous les sens rituels qui y étaient associés, c’était l’occasion de boire en groupe pour le plaisir, de se délecter de mets exquis, d’échanger des traits d’esprit et de faire preuve de courtoisie.

Aujourd’hui, tout le monde se réunit autour d’une table pour boire et manger ensemble selon ses désirs. Il n’est plus question de manger simplement pour se restaurer : la nourriture est surtout un vecteur de lien social. C’est un moyen de retrouver de vieux amis, de faire de nouvelles connaissances, de célébrer des événements, de se détendre (physiquement et mentalement) et de consolider ses relations avec autrui.

Les plats eux-mêmes sont également plus adaptés au partage : il serait dommage de servir par portion individuelle le porc Dongpo et les « têtes de lion » (boulettes de viande cuite) ; le « poisson écureuil » (fameux plat dans la cuisine du Jiangsu), s’il n’était pas servi dans un plat collectif posé au milieu de la table, serait divisé en petits morceaux. Cela ne gâcherait-il pas tout le plaisir visuel des convives, tout en profanant le savoir-faire des grands chefs ?

Ajoutons que les Chinois accordent de l’importance au savoir-vivre. C’est à table qu’ils laissent s’exprimer leurs sentiments familiaux, amicaux et amoureux. Également, bon nombre de contrats professionnels et d’affaires se concrétisent autour de la table. Même les différends et les ressentiments peuvent rentrer dans l’ordre autour d’un bon repas. En découle la culture chinoise unique qui entoure la nourriture, l’alcool et le thé.

Puis tout à coup, nous avons entendu que pour empêcher la transmission de la maladie par voie buccale, les Chinois devraient adopter la pratique des plats individuels. Mais à quel point cette recommandation a-t-elle convaincu la population ?

Tournant amorcé par le COVID-19

En fait, au cours des derniers mois, le peuple chinois a soudainement changé ses habitudes alimentaires. Tout comme, au début de l’année, tous les habitants ont soudainement porté des masques et ont commencé à se laver les mains de manière compulsive.

Avec l’abaissement des niveaux d’alerte face à l’épidémie sur tout le territoire chinois, l’industrie de la restauration a repris sans tarder. À Beijing, dès le mois de mai, certains week-ends, il est arrivé que les gens fassent la queue devant de célèbres restaurants dans les centres commerciaux ou peinent à trouver une place sur les parkings. Mais notons qu’en seulement quelques mois, bien que nous soyons encore loin du système occidental de plats individuels, des baguettes et cuillères destinées exclusivement au service ont rapidement trouvé leur place sur toutes les tables des restaurants, et les clients ont consciencieusement appliqué les règles d’hygiène préconisées. C’est un progrès qui va probablement même au-delà des attentes de ceux qui ont toujours prêché en faveur d’un service à l’assiette. Le modèle de « repas partagé » des Chinois, décrié depuis plus d’un siècle, a été réformé en un court laps de temps, sous la menace d’une contagion par le virus. Et il est extrêmement rare qu’une nouvelle décision fasse ainsi l’unanimité, aussi bien auprès des hauts fonctionnaires que des gens ordinaires.

Nous pouvons imaginer qu’un jour, peut-être, les Chinois agiront comme les Français. Ils délaisseront leur table ronde pour s’asseoir à une longue table rectangulaire. Chacun mangera un plat froid en entrée et un plat chaud en plat principal, que ce soit à la maison ou au restaurant. Ils siroteront de l’alcool ou du thé lentement, en dégustant des mets délicats et en bavardant librement. Et tous prêteront attention à l’hygiène et à la santé, ainsi qu’au non-gaspillage. Alors, d’un côté, la fonction sociale d’échanges et de partage des émotions sera pleinement préservée ; et de l’autre, la table ne sera plus emplie de gâchis de nourriture après le départ des convives.

Le passage aux plats individuels s’étant effectué du jour au lendemain dans les lieux de restauration publics, nous devons bien entendu attendre voir si cette pratique sera maintenue à l’avenir. N’oublions pas qu’au sein des foyers chinois, il demeure inenvisageable de servir chaque assiette individuellement, parce qu’à la maison, la transmission peut avoir lieu par voie buccale, mais pas que. Par ailleurs, la maîtresse de maison, déjà affairée toute la journée, sera certainement réticente à cet ajout d’assiettes à nettoyer.

*WANG WEI est chercheur associé à l’Institut d’économie et de politique du monde relevant de l’Académie des sciences sociales de Chine.

La Chine au présent


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